vendredi 12 juillet 2013

Et vous, votre dossier, il est comment? (Histoires de Roms 9)


Clara et Fabian vivent de squat en squat, de foyer en gymnase, de sous-sol d'église en cabane de bidonville, en France, depuis 2009. Ils disent que c'est le paradis à côté de la vie qu'ils menaient en Roumanie. 

Elle a 38 ans, et lui 34.

Fabian aime tant le chocolat qu'il connaît par coeur les différentes marques, variétés et déclinaisons des tablettes vendues chez Carrefour, ainsi que leurs prix.

Clara a un problème de surpoids majeur, qui nécessiterait une cure amaigrissante "encadrée" de plusieurs mois et une révision complète de son hygiène de vie générale. Elle a une éventration abdominale inopérable en raison de ce problème de poids, et à cause du fait que ses poumons et son coeur sont bousillés par la cigarette et les années dans la rue. Son espérance de vie est pourrie, surtout si rien ne change.

En roumain, si j'ai bien compris, "morcov" veut dire carotte, "multumesc" veut dire merci,  "tigari" veut dire cigarette, "te pup dulce" veut dire je t'embrasse tendrement.

Clara ne supporte pas que Fabian ne soit pas rasé de près.

Clara et Fabian  me mentent parfois lorsque je les appelle pour leur demander si ça va et s’ils ont à manger, pour ne pas m’inquiéter et pour ne pas "trop demander".

Clara n'aime pas qu'on lui dise quoi faire. Lorsque par exemple, on la gronde parce qu’elle fume malgré ce que lui a dit le médecin, on s’en prend plein la tronche, sous forme de blagues et de taquineries en rafale. Ça fait mourir de rire Fabian. 

Lorsque j'ai des photocopies à faire ou le métro à prendre et qu'il me manque un peu de monnaie, Clara en a toujours. Elle me l'enfouit dans la main d'un air autoritaire, me signifiant qu'il n'est pas question que je refuse. Idem pour Fabian et les cigarettes: pas question que je refuse celles qu'il m'offre. Ce serait l'insulter.

Fabian aime nous faire rire, Anaïs, Philippe et moi, en jouant le rôle du mec qui, dans le couple, prétend être le patron alors qu'au fond, tous savent que c'est sa femme qui commande. Clara et lui aiment nous refaire encore et encore, hilares, la scène de la marâtre et du pauvre bougre qui en est tombé amoureux.

Fabian n’est pas né Rom. Il a travaillé trois ans comme mécanicien, en Roumanie à réparer  des voitures de luxe. La société qui l'employait a fermé et a viré tout le monde. Il est donc passé d'être un bon salarié capable de payer ses factures et de rembourser tous les mois son prêt bancaire à... un laissé pour compte, un paria. Il m'a tout raconté, un jour. Il m'a dit: "Pour que la banque arrête de me harceler là-bas, j'ai pris un nom rom, celui que tu connais, celui de Clara. Mais je ne suis pas rom. Je suis devenu rom par alliance. " Par amour et par nécessité. Depuis, je pense souvent à sa vie de Rom non-rom et à tout ce que ce choix signifie.


Clara est aussi câline que moi. Lorsque nous nous voyons, nous passons beaucoup de temps à nous tenir la main, à nous serrer l'une contre l'autre, à caresser les cheveux l'une de l'autre, à essuyer les larmes l'une de l'autre (de rire ou de tristesse, ou de colère). Lorsque nous marchons ensemble dans la rue, c'est toujours bras-dessus, bras-dessous, comme un drôle de couple. 



Fabian ne supporte pas que je marche sous la pluie en robe d’été ou que je prenne froid. Lorsque nous avons passé un moment ensemble au parc, à discuter, et qu'un orage se déclare juste au moment où je dois partir, il est hors de question que je rentre chez moi sans accepter qu’il me prête sa veste.

Clara adore l'horticulture et les boules disco à facettes. Elle m'en a d'ailleurs confié deux, pour que je les entrepose chez moi. Un truc qu'on lui a offert en Roumanie. Nous les installerons dans son premier vrai appartement, m'a-t-elle dit, et nous ferons une grande fête. Je les ai ramenées à la maison en souriant. C'était sans doute la première fois de ma vie que je regardais des boules disco avec quelque chose comme de la tendresse.

Fabian est l'une des personnes les plus éprises de liberté que j'aie connues. Ces moments où ils ont été accueillis avec des dizaines d'autres personnes dans un gymnase ou un foyer, ces périodes où ils partagent une grande pièce de vie avec un groupe d'autres sans abris, roms comme non-roms, il étouffe, on dirait qu'il va s'éteindre. Mais quand il trouve un terrain où il peut leur construire une maisonnette comme lui seul sait les bâtir, maisonnette qui sera amoureusement décorée par Clara, il rajeunit soudain de dix ans et devient ricaneur, espiègle comme un adolescent.

Clara n'écoute pas souvent les conseils des médecins, elle leur résiste, ils l'énervent quand ils sont trop contraignants, elle se rit d'eux et parle de leurs injonctions sur un ton grognon et moqueur, l'air de dire cause toujours, tu n'as rien compris. Elle a un petit côté rebelle qui tend vers l'autodestruction lorsqu'on lui dit de manière un peu trop directe qu'elle ne fait pas tout ce qu'elle pourrait faire pour prévenir la catastrophe.

Depuis que je connais Fabian, son discours sur l'éventualité de travailler et de gagner correctement sa vie un jour, dans les métiers du bâtiment où il excelle, a changé. Une lassitude s'est installée. Il est un peu en train de baisser les bras. J'essaie de le secouer. Je me dis que je ne les connais que depuis une dizaine de mois, Clara et lui, qu'il a dû avoir d'autres phases d'abattement. Qu'il faut que je m'accroche pour deux lorsqu'il n'a plus envie de s'accrocher.

Clara en a marre de souffrir et d'être malade et lorsque le médecin d'Anaïs, qui a accepté de la prendre en charge, lui a, assez fermement, fait comprendre qu'elle risquait carrément de mourir, là, maintenant, si elle ne se prenait pas en main, elle a fondu en larmes et s'est mise à avoir très peur. Mais lorsque nous l'avons vue quelques jours après, elle avait "choisi", pour pallier la peur, la désinvolture et la révolte. Anaïs et moi avons failli nous disputer avec elle parce que nous avions compris (grâce aux confidences de Fabian et parce que nous commençons à la connaître) qu'elle continuait à fumer comme une cheminée et qu'elle dépassait souvent la dose de médicaments prescrite par ses innombrables ordonnances. Les antibiotiques qui assomment, les anti-inflammatoires qui bousillent le ventre, les antidouleurs qui ne font plus effet, le paracétamol qui est devenu une sorte de bonbon inutile mais rassurant... Elle est prise dans cette spirale-là, aussi. Elle en a ras-le-bol. Elle a envie de tout envoyer bouler. 

Clara et Fabian sont depuis si longtemps en marge de la société qu'en apprenant à mieux les connaître, je me rends compte que si nous partageons les mêmes rêves et les mêmes espoirs, j'ai tendance à oublier que les moyens que je leur propose parfois pour s'en approcher sont complètement inadaptés à leur réalité. Qu'ils sont trop bêtement et naïvement appropriés à la mienne.

Ils me forcent à regarder en face ma propre notion figée, programmée, typique de la privilégiée occidentale que je suis, de l'engagement. Fabian et Clara, que j'apprécie davantage à mesure que je les découvre, et dont j'apprends à aimer ce que certains appelleraient les "défauts"  - qui ne sont en fait que les marques de leur irréductible et radicale altérité, celles qu'on découvre lorsque l'on se lie d'amitié avec n'importe quelle personne que l'on choisit de découvrir vraiment, et non de vouloir à tout prix faire coller à l'image que l'on s'est d'abord faite d'elle. Comme eux avec moi, je suppose. Nos caractères respectifs, avec toutes leurs aspérités, apparaissent peu à peu au grand jour.

Fabian et Clara, avec qui ma relation est en train de changer, font revenir à mon esprit, comme un refrain tenace, cette phrase que j'aimais bien, à l'adolescence, crier à la tête des certains adultes qui voulaient m'aider de force - et pour qui "m'aider" voulait aussi dire m'amener à me conformer à leur point de vue: "Ce n'est pas de l'aide si je ne t'ai rien demandé et que je n'en veux pas!" Ils ébranlent tout, à commencer par la perception que j'avais jusqu'ici de mon engagement auprès d'eux-mêmes et des autres Roms que j'ai connus et que je vais connaître; ils m'amènent à cette frontière difficile, celle où l'image d'Epinal de la cause pour laquelle vous vous battez est remplacée par la réalité des visages, des corps, des tempéraments et des histoires de personnes qui n'ont à être ni moins humaines, ni moins imparfaites, ni moins indomptables ou indociles que vous-mêmes vous donnez le droit de l'être.

Je découvre que Clara, Fabian et moi sommes radicalement différents par nos histoires, mais, me semble-t-il, incroyablement semblables par le tempérament. Ce qui pourrait, aux yeux de certains, faire d'eux "des cas difficiles", vient chercher mon empathie jusqu'au fond du ventre parce que sans jamais avoir connu le quart des difficultés qu'ils ont connues, j'ai rencontré beaucoup de rejets et de sévérité (parfois tout à fait justifiés, parfois butés et injustes, ainsi va la vie) parce que je suis comme eux. J'ai toujours été un cas difficile. Avec les années, j'ai su à la fois m'adapter, et demeurer farouchement attachée à la préservation des zones "pas convenables" de mon "dossier".

Clara et Fabian n'ont pas été acceptés à la clinique-résidence où nous tentions de les faire entrer, Anaïs, Philippe et moi. Nous avons monté le meilleur dossier possible, avec l'aide des gens de Médecins du Monde, qui ont été extraordinaires, efficaces, et généreux. Mais la pathologie de Clara est rare et nécessite des soins à long terme qui ne correspondent pas à ce que la clinique-résidence est en mesure d'offrir. Et aussi, et peut-être surtout, le "cas" de Clara et Fabian ressemble au texte que je viens d'écrire. Il est complexe. Il présente des zones d'ombres et d'autres de lumière, recèle des risques et des trésors, ne présente aucune garantie de réussite "sociale", de succès dans l'intégration (Dieu qu'ils aiment ce mot, en France! je ne l'ai jamais autant entendu que depuis que je vis ici!) 

Je ne doute pas que Clara et Fabian ont fait de leur mieux pour correspondre à ce qu'il imaginaient être attendu d'eux lors de l'entretien d'évaluation. Je ne doute pas que les personnes qui dirigent la clinique-résidence avaient des raisons valables de décider qu'il n'était pas possible de les accueillir. 

Je ne doute pas que l'encadrement strict, obligatoire et nécessaire pour tous les patients-résidents de cet établissement ait terrorisé Fabian et Clara lorsqu'il leur a été exposé. Et que ce besoin farouche de liberté, d'indépendance de mes amis a tout sauf rassuré les gens qui les recevaient pour discuter d'un éventuel accompagnement.

J'ai appris la mauvaise nouvelle sans rancoeur. Depuis, je suis passée par l'abattement, la peur, l'inquiétude, le malaise, et un terrible sentiment d'insuffisance et de culpabilité.

Alors j'ai écrit ce billet pour mettre mes idées en ordre et nommer le désordre de la réalité. La complexité jusqu'ici insoupçonnée de ce geste, l'engagement. La reconnaître. L'affronter.

Comme j'affronterai, tout à l'heure ou demain, ma peine, au moment de voir Clara et Fabian pour leur dire au revoir avant de partir un mois à Montréal, leur payer un café, leur apporter quelques gâteries, leur annoncer la mauvaise nouvelle... et faire face à leur réaction, sans me dérober, sans faux-fuyant.


***

p.s. Une bonne nouvelle, toutefois: nous avons retrouvé l'homme dont le violon avait été détruit par un bulldozer. Anaïs a donc pu lui remettre l'instrument qu'une merveilleuse dame   surnommée "blue light" était venue nous porter après avoir fait plus d'une heure de route dans les bouchons de circulation. Il est ravi et a lui-même effectué toutes les réparations nécessaires. Il a même fait des jaloux: un de ses voisins, un vieillard qui en joue aussi, a demandé à Anaïs si, à tout hasard, elle ne pouvait pas mettre la main sur un autre violon, même abîmé, même nécessitant des réparations... Du coup, l'appel est lancé... si d'aventure vous aviez une piste...


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Ce billet est également disponible sur Mediapart, www.mediapart.fr (ou: http://blogs.mediapart.fr/blog/melikah-abdelmoumen/120713/et-vous-votre-dossier-il-est-comment-histoires-de-roms-9)





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