jeudi 3 mars 2011

La fille des Nineties

Mon ami Stéphane M. a lu les pages du roman que je suis en train d’écrire, un roman fantastique policier lyrico je ne sais quoi de légère anticipation qui se passe dans le monde de la musique pop. L’une de ses questions était : quelle musique écoutait ton héroïne dans les terrible nineties ? Quelle musique écoutais-tu, toi, dans les terrible nineties ? Sous-entendu : cette période de grand désert dans la culture pop, chose avec laquelle je n’étais pas loin d’être tout à fait d’accord… Il m’a fallu plusieurs jours pour réussir à me défaire de cette impression, pour retrouver la mémoire (Stéph étant plus jeune que moi, il a je crois vécu les années 90 comme j'ai vécu les années 80, un truc flou et un peu vide et pénible comme l'adolescence, où musicalement on ne se rappelle que du plus consensuel parce qu'on était encore trop jeune et trop ado pour connaître autre chose que le consensuel ou le contraire de...) Quoi qu'il en soit, sa question m'a troublée: où étais-je dans les "terrible nineties", au juste, musicalement et culturellement?
Moi qui ai toujours eu besoin, quelles que soient les époques, d’une trame sonore à mon existence, je n’arrivais à extraire des méandres de mon passé que mon éternel Tom Waits (lui, il ne compte pas, j’écoute au moins une chanson de lui tous les jours depuis 1977) ou la guimauve des années 80 que mes amis et moi écoutions… Et, de fil en aiguille, il s’est passé un truc : je me suis rappelé qu'en bonne rebelle sans cause, dans les années 80, je n’écoutais pas que Boy George et Michael Jackson, moi, mesdames et messieurs. Je me targuais d’être « alterno » comme on disait, et j’écoutais l’émission de radio underground québécoise de Claude Rajotte (« I’m Claude Rajotte, and you’re not », disait-il toujours, vous vous rappelez ?) Je crois que parfois je me forçais un peu, pour ne pas être comme tout le monde, à aimer Love and Rockets, the Smiths, the Cure, The Sugarcubes, The Sex Pistols et tutti quanti… mais ils m’ont formé l’oreille, tout comme Jackson, Madonna et Prince, et quand les « terrible nineties » sont arrivées, que je ne me souciais plus tant d’être « alterno » ou pas, mes oreilles de jeune femme en plein cœur de la vingtaine étaient prêtes à tout recevoir, le pire comme le meilleur, et à y faire leur propre tri.
En faisant des recherches sur le Net pour essayer de retrouver ma mémoire des nineties, en commençant pas l’inoubliable "Closer" des Nine Inch Nails (rattachés à ce souvenir: Pierre-Yves T., Ian L. et Martin D., avec qui je sortais danser comme une endiablée au Café Campus, rue Prince-Arthur), j’ai donc ouvert la boîte à souvenirs et ils se sont mis à en bondir comme des chevaux enragés. C’était incroyable, chaque chanson et chaque artiste avait son époque, son moment, une personne qui lui était rattachée, une saveur, une odeur, la teneur d’une lumière montréalaise d’été, le froid gris d’un voyage hivernal sur les autoroutes entre Montréal et Toronto, des soirées dans les salons des appartements d’amis, avec trop de vin et l’exaltation d’avoir notre propre chez-nous, notre propre maison, loin des parents trouble-fête. Beck et l’album "Odelay", c’est une soirée avec Caroline J. où nous étions revenues de son spectacle comme sonnées, abasourdies, presque tristes, tellement en cessant de jouer Beck nous avait arrachées à un moment unique. Cake, Jewel, Fiona Apple, ce sont d’innombrables moments avec Marie Hélène P. du temps où nous voulions faire du cinéma ensemble mais où, plutôt, nous faisions notre cinéma ensemble (« on scénait », quoi – les Québécois comprendront – sur la rue Saint-Denis en robes d’été lolitesques)… Marie Hélène en fait pour de vrai, maintenant, du cinéma. Moi, je continue de m’en faire. C’est ainsi. "Lovefool" des Cardigans et "Kissing You" de Des’ree, c’est ma période « Romeo + Juliet » de Baz Luhrman, que je suis allée voir tous les jours au cinéma pendant deux semaines ou peut-être même trois, histoire de me consoler d’une histoire d’amour malheureuse mais surtout, de comprendre comment on faisait un grand film qui soit en même temps complètement inédit, totalement en avance sur son temps. Tori Amos, "Silent all These Years", c’est une soirée de spectacle mémorable avec Julie L., cette fois c’était moi qui la consolais d’une histoire d’amour malheureuse, et qui regardais Tori au piano en rêvassant à un certain Bob qui se reconnaîtra peut-être s’il lit ceci… Mon premier grand amour. Tori Amos, c’était cette femme qui incarnait tous mes malaises, tous mes mal-être, qui les nommait, en faisait de la poésie, qui n’avait peur de rien en matière de musique pop, qui pouvait aller du plus lyrique au plus trash en passant par le plus essssspérimental et toujours avec un égal culot… Je me souviens de sa chanson « Icicle », sur la masturbation, de « Past The Mission » où sa voix est soutenue par celle, tellement veloutée qu’elle en devient envoûtante, de Trent Reznor…
Mon ami Stéphane avec ses questions de lecteur très attentif m’a permis un voyage salvateur en ce début 2011 un peu sportif : j’ai reçu au visage, comme une vague, celle que j’ai été en des années déterminantes de ma vie, celle qui dans le tumulte de la vingtaine a sans doute guidé son navire de manière bien incertaine, allant dans tous les sens, faisant n’importe quoi et se jetant sous les rouleaux, mais celle qui n’en a pas moins fait de moi ce que je suis. Avant de vivre en France et de ne plus avoir peur des Français (je les aime, même, maintenant), avant de devenir mère - moi à qui ça ne devait jamais arriver-, avant de finir et même de commencer une thèse qui m’a bouffée pendant sept ans, avant d’approcher de la quarantaine avec une sérénité que je ne croyais pas possible, j’étais la fille des nineties qui vivait sa vie comme une mosaïque de chansons pop-rock. Ces jours-ci, j’avoue que je m’attendris aussi sur elle. Elle était un peu perdue, mais elle en a vu, des choses… et entendu, surtout.

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